La mémoire du Scorpion

capharnaum4Résolument tournées vers la qualité, aussi bien dans les choix éditoriaux que dans la fabrication de leurs livres, les Éditions Finitude n’ont de cesse de me ravir. Preuve en est la sortie du n°4 de leur revue Capharnaüm consacré aux éditions du Scorpion. Les publications sur les maisons d’édition se faisant malheureusement rares, il m’apparaissait intéressant de citer cette initiative. Nous évoquions récemment ces éditions avec un ami, d’une part pour la qualité graphique des couvertures signées par Jean Cluseau-Lanauve et d’autre part pour l’étonnant et riche catalogue d’une maison d’édition presque oubliée aujourd’hui en dehors des amateurs du genre. Il suffit pourtant de citer quelques-uns des auteurs publiés pour comprendre l’importance qu’avait pu prendre le Scorpion dans le milieu germanopratin des années cinquante. Son directeur, Jean d’Halluin, n’a pas hésité à solliciter les plus grandes plumes du polar ainsi que des auteurs sulfureux du moment, flirtant ainsi avec le risque. En publiant Vernon Sullivan (Boris Vian), Sally Mara (Raymond Queneau), Maurice Raphaël (Victor-Marie Lepage), Raymond Marshall (James Hadley Chase), Raymond Guérin, Léo Malet, il s’impose comme un incontournable du genre en face d’autres éditeurs tels que Fleuve Noir, Gallimard et sa série noire ou encore Les Presses de la Cité. Son succès il le doit à cet esprit frondeur et provocateur qui va le conduire plusieurs fois jusqu’au procès, voire la censure et l’interdiction dans le cas de Boris Vian. Si l’on se souvient peu de ces éditions du Scorpion, on se souvient mieux du scandale provoqué par le titre J’irai cracher sur vos tombes.
Malgré les a priori, le roman noir se vend très bien. Il était venu à l’idée de Jean d’Halluin de trouver un inédit de ces auteurs américains à traduire pour renflouer les caisses. Il se tourne pour cela vers Boris Vian. La réponse de celui est immédiate : « Un best-seller ? Donne-moi dix jours et je t’en fabrique un. »
« A l’automne, Jean d’Halluin, responsable des éditions du Scorpion, décide de publier J’irai cracher sur vos tombes. Déjà la presse est unanime pour fustiger ces romans d’origine américaine que l’on qualifie, sans les lire, de pornographiques. » Denis Chollet.
Si le livre n’avait pas fait parler de lui à sa sortie, il sera l’objet d’attaques à la suite d’un fait divers où l’on retrouve la maîtresse d’un voyageur de commerce étranglée et le livre de Vernon Sullivan sur la table de nuit. L’accusation y verra une incitation… Il fut également reproché à l’éditeur d’avoir caché la réelle identité de l’auteur.
Cette affaire aura permis la vente des multiples retirages précédant l’interdiction, au total 120 000 exemplaires ! Objectif atteint, et l’on peut donc s’amuser à replacer cette phrase de Vian dans le contexte des éditions et en clin d’œil à leur nom : « Les grands écrasent les petits, mais les petits les piquent… »
Fort de ce succès Jean d’Halluin flambe. Formidable éditeur mais très mauvais gestionnaire, il ne rechigne pas à anticiper les paiements de ses auteurs, il néglige sa communication et finit par voir le budget de sa maison d’édition régulièrement dans le rouge.
 » Pour en revenir aux éditions du Scorpion, elles étaient dirigées par un garçon pour qui j’ai beaucoup d’affection : Jean d’Halluin. S’il n’avait pas eu cette nature nonchalante, indifférente, je pense qu’il serait devenu un grand éditeur. » Eric Losfeld, Endetté comme une mule, Belfond.

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Portrait de Boris Vian par Jean Boullet, avec un scorpion…

Parmi toutes ces rencontres, on pourrait également parler de celle de Jean Boullet qui signera une étonnante illustration de Sophocle : Oedipe. « Quelque temps employé aux éditions du Scorpion, il se souviendra sans doute plus tard de ce livre contestataire qu’il rééditera dans sa propre maison : Oedipe, une adaptation libre de la pièce de Sophocle, par un créateur libertaire. » Denis Chollet, Jean Boullet le précurseur, Feel 1999. Jean Boullet, malheureusement trop méconnu de nos jours, aura également été un proche de Boris Vian.
Jean d’Halluin cherchera de nouveau à faire scandale avec le sulfureux Maurice Raphaël, connu aussi par les amateurs de polar sous un autre pseudonyme, Ange Bastiani. La publication D’ainsi soit-il sera donc également suivie de procès mais avec de multiples rebondissements. Pour présenter ce roman fort sombre et déroutant, il fait appel à un auteur qui publie habituellement chez Gallimard : Raymond Guérin. Avec un livre publié au Scorpion, ce dernier offre un roman de renoncement à la manière de Diogène, philosophe qu’il mettra d’ailleurs à l’honneur quelque temps plus tard. Entre résignation et emprunt, Bruno Curatolo considère que ce roman du monologue intérieur fait partie des romans qui ont « donné peu à peu naissance au nouveau roman ».

Ces quelques dérives font écho à la première partie de la revue qui offre une très riche biographie de Jean d’Halluin, mais pour mieux cerner son travail d’éditeur on trouve en seconde partie sa correspondance avec, justement, Raymond Guérin.
Les Éditions Finitude qui ne manquent pas une occasion de publier les inédits d’auteurs de grande richesse ont déjà publié trois livres de Guérin : Retour de barbarie, Représailles et Du coté de chez Malaparte. C’est donc un nouveau et très précieux complément que ces échanges épistolaires. On y découvre tous les rouages de fabrication autour de la création de La main passe, tant du point de vue de la composition que des corrections, de l’illustration à la préparation des cahiers dédicacés, mais aussi des échanges financiers très directs et chaleureux lors des premiers mois. Guérin fait part de ses exigences typographiques sur la préface de Maurice Raphaël. « Comment envisagez-vous la typographie de cette préface ? Pour ma part, j’aimerais assez l’italique qui a été employé pour certains mots dans le corps même du livre.
Tenez compte également des séparations que j’ai ménagées dans mon texte afin que celui-ci reste bien aéré. » Raymond Guérin
D’autres échanges également autour de la minutieuse mise en page d’un futur roman La tête dure qui verra finalement le jour chez Gallimard.
En effet, la situation financière se dégradant pour Jean d’Halluin, des difficultés apparaissent petit à petit à travers leurs échanges et vont aboutir à la rupture éditoriale entre les deux hommes. Guérin dans cette correspondance fait aussi office de directeur littéraire, ou plutôt d’agent, par ses conseils avisés autour d’Henri Calet ou encore Georges Hyvernaud. Bref une correspondance passionnante pour qui aime le monde de l’édition.

On retrouve en fin d’ouvrage les reproductions couleur des splendides couvertures du Scorpion. Voilà donc une magnifique revue, d’une finition qui fait du bien à lire lorsque l’éditeur a pris plaisir à offrir une maquette équilibrée sur un papier de qualité. Une revue à laquelle il n’est pas possible de s’abonner car elle ne peut pas proposer de parution régulière, il faut s’en remettre à la surprise, ce qui dans cette qualité devient presque un atout.
Si l’association noir, blanc, rouge est une des plus anciennes connues depuis la préhistoire, on remarque qu’elle sera celle du polar à l’entrée des années 50. De nombreuses maisons d’édition l’utilisent, en y associant pour la plupart des typos dessinées et quelques éléments graphiques simples. Présenter plusieurs de ces couvertures donne donc l’occasion d’un petit tour graphique dans l’histoire.

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éditions du Scorpion, éditions Fleuve Noir, éditions de la Tarente, éditions du Grand Damier

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Si l’on ne connaît pas l’origine de l’utilisation du nom du Scorpion (la légende veut que ce soit le signe astrologique de la femme de Jean d’Halluin mais ce dernier a fondé sa maison d’édition avant de rencontrer sa femme…), je ne peux résister à citer cette anecdote rapportée par Eric Losfeld à propos de ces arachnides. « Il nous est arrivé, à lui et à moi, une aventure qui fait encore passer sur mon épine dorsale le délicieux (?) frisson de la terreur. Quelqu’un, revenant de Tunisie, nous avait fait cadeau d’un bocal contenant un couple de scorpions. Nous l’avions mis en vitrine. La commère de France-Soir y avait trouvé prétexte à un écho, et les enfants se pressaient devant la vitrine comme devant un magasin de jouets. Un matin, en arrivant au bureau, que voyons-nous ? Les scorpions n’étaient plus dans leur bocal, ni dans la vitrine. Nous avons vécu pendant un mois dans la plus intense des Trouilles Vertes, comme les appelait Queneau. A cette occasion, nous avons été, Jean et moi les précurseurs d’une mode : nous avons acheté des bottes de parachutistes, et nous glissions le bas de nos pantalons à l’intérieur. Mais le moindre bruit nous donnait des sueurs froides; nous sursautions pour un papier jeté qui se défroissait naturellement dans la corbeille. Peu à peu nous nous sommes habitués au danger (comme dirait Jean Dutourd) et nous avons oublié les scorpions, qui restèrent introuvables. A l’heure qu’il est, continuent-ils à faire souche dans les recoins sombres de la rue Lobineau? » Eric Losfeld

capharlogo
Pour découvrir la revue Capharnaüm :
http://www.finitude.fr/titres/capha4.htm

Pour prolonger le plaisir des correspondances de Raymond Guérin un livre incontournable

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